Genre : science fiction
Editions Au diable vauvert
Date de publication : 1990

Intrigue : Dans un avenir lointain, certains êtres humains développent la faculté de projeter des images, des sons, des sensations et bien plus directement dans le cerveau de leur interlocuteur. Cette technique est principalement exploitée sous la forme du kineïrat, l’Art Total. C’est du moins ce que pensent les citoyens de l’Homéocratie, à l’exception d’un jeune artiste marginal et rejeté par l’école kineïre, Ylvain. Dans l’unique dessein de pouvoir exprimer son art et ses idées, Ylvain, porté par un mouvement anarchiste appelé Bohême, va mettre en branle une véritable révolution sociale au sein de l’Homéocratie.

Encore un chef-d’œuvre de la part d’Ayerdhal ! Que de réflexions philosophiques et politiques sur la notion de pouvoir et ses utilisations et abus ! Que d’intelligence et de finesse dans le style et les idées ! On ne peut qu’admirer la profondeur des réflexions portées par l’ouvrage et l’aisance avec laquelle l’auteur le fait. Les aphorismes bohêmes donnés au début de chaque chapitre sont presque tous délectables.

Morceaux choisis :
« L’émulation est un outil pédagogique de piètre qualité car, si elle peut pousser un individu ou un groupe à se dépasser pour égaler ou surpasser un autre individu ou un autre groupe, elle fixe d’emblée les limites de son progrès juste au-delà de celles de la concurrence. Il faudra donc attendre une autre rivalité pour reprendre l’évolution. Comme ce raisonnement ne suffirait pas à faire taire un partisan de la compétitivité éducative, il convient d’ajouter que l’émulation est génitrice d’une dualité de situation (qui consiste souvent en la recherche d’un truc) qui permettra le surpassement de la cible (le rival) de façon à satisfaire conjointement son ego et la galerie (de glaces, ou psyché). Et alors ? direz-vous. Alors : si, pour dépasser vos concurrents, il vous arrivait de trouver un truc fiable et efficace, vous vous empresseriez de le crier sur les toits pour le partager avec vos rivaux, n’est-ce pas ? Aphorisme bohême »

« La meilleure des stratégies est celle qui n’a pas d’objectif. Bougez vers la néguentropie, illimitez-vous. La meilleure des stratégies est l’individu. Choisissez ceux qui ne seront pas des pions, ceux qui ne sont que libre arbitre. Ne les dirigez pas, ne les organisez pas, ne gérez pas. L’individu est le chaos. Préparez-vous à vous synchroniser sur lui. Permettez-lui de bouger avec ou sans vous. Ne laissez personne attendre quoi que ce soit de vous. N’attendez rien de personne. Le chaos n’est pas une stratégie. Ne confondez pas le chaos avec le désordre : le désordre est une expression de l’entropie, l’entropie est finie. Défiez l’univers, merde ! Aphorisme bohême »

« Il va de soi, bien entendu, qu’il n’y a rien de plus abject que la guerre. Il paraîtrait donc logique qu’une fois ce constat établi par tous (ou presque, hélas), on s’emploie à supprimer l’éventualité même de la guerre. Arrêter de vendre des armes ou d’en construire pour son propre usage semble un excellent début puisque, manifestement, les armes sont l’un des supports indispensables à toute guerre. L’un des ? Quels sont les autres, hein ? Vous avez gagné : l’armée ! Et l’armée (vous avez encore gagné !) est constituée à cent pour cent de militaires. Donc les militaires font la guerre avec des armes (le saviez-vous ?) et la suppression de l’une passe par l’abolition des autres, totalement. Vous n’approuvez plus ? Ah, ne venez surtout pas justifier vos mesquines transigeances du poncif l’armée est un mal nécessaire, parce que ce mal n’est rien à côté de celui qu’il engendre et que vous vous accordiez à trouvez abject ! Aphorisme bohême »

« L’être humain adore limiter ses connaissances aux questions sur lesquelles il n’a aucune prise. Tant qu’il peut imaginer, même vaguement, la réponse que maints efforts, maintes recherches lui apporteront, tout va bien. Dès qu’il en est incapable, il ressort Dieu du rancart où l’avaient mis ses précédentes découvertes. A la question ‘Qu’est-ce que Dieu ?’ il n’a aucune réponse valable, mais Dieu est un aboutissement, il se justifie de lui-même, c’est son aspect pratique. Dieu est la réponse ultime de la médiocrité intellectuelle, depuis toujours. Cela a probablement débuté avec le soleil, puis les mystères de la création et de l’intellection, du macro et du microcosme. Cela ne finira sans doute jamais, la métaphysique n’ayant besoin d’aucun support pour pérenniser l’entité suprême. Au fond, Dieu est l’outil absolu. Sa fonction est évidente au regard des influences sociohistoriques, elle l’est moins si l’on s’abstrait du fatras théologique, si ce n’est comme gymnastique intellectuelle et gratuite. Leur Dieu ! Puisqu’on semble en avoir presque fini avec les saloperies religieuses, ne pourrait-on pas réfléchir à autre chose ? Aphorisme bohême »

« Inévitablement, lorsque souffle un vent de protestation, l’Etat réagit par une vague de répression proportionnelle à la nature des revendications qui l’incriminent, quel que soit l’Etat. Ainsi, l’électeur peut-il juger de la démagogie du système démocrate : il ne s’agit plus du gouvernement du peuple, mais bel et bien du gouvernement des élus. Cela appelle quelques réflexions. Est-ce bien raisonnable de confier le pouvoir à des individus qui font campagne pour l’obtenir ? L’ambition politique peut-elle être considérée indépendamment des mégalomanies qui l’engendrent ? La majorité dite ‘absolue’ est-elle adéquate au gouvernement de la ou des minorités ? Le courant politique adopté par les suffrages est-il performant dans tous les domaines ? Pourquoi diable acceptez-vous de promouvoir un programme politique au lieu d’en définir vous-même le contenu ? Parce que vous n’avez pas les compétences requises ? Alors en quoi et comment pourriez-vous reconnaître les compétences des autres ? Aphorisme bohême »

« La plupart des adultes poursuivent des rêves ou aimeraient avoir la force de le faire. Les enfants rêvent. Quelle que soit leur condition, soit-elle de misère, ils vivent une réalité dont la réalité n’est qu’un ingrédient et ils le font en toute conscience. D’aucuns appellent cela l’innocence, pourquoi pas ? L’enfant n’est coupable de rien, même pas de vieillir. Cet état d’innocence disparaît pendant l’adolescence, sous les coups de boutoir de l’éducation et des responsabilités, pour se perdre définitivement dans les miasmes du quotidien, et les rêves deviennent subconscients, ambitions. Mais certains résistent et échappent à la normalisation. Alors on les montre du doigt, on les pousse du pied : ce sont des rêveurs, des originaux, des idéalistes, des irresponsables, des fumistes, des asociaux, des fous ! Cela signifie-t-il pour autant qu’avoir des films plein la tête est un signe d’immaturité ? En ce cas, tous les artistes sont immatures et la maturité, outre son incomparable laideur est triste, bête et méchante. Aphorisme bohême »

« Il n’est pas facile de donner une définition correcte de la liberté. Au sens le plus vaste et le plus pointu du terme, la liberté est l’absence de contrainte. Il y a donc fort à parier qu’aucun être humain ne la connaîtra jamais, la palette des contraintes étant indiscutablement infinie. Mais si vous en parlez un jour avec quelqu’un qui a connu de près l’un de ses antonymes – ce n’est pas le choix qui manque -, vous vous apercevrez très vite que l’absence de liberté est plus intolérable que la présence de contraintes. Surtout ne vous contentez pas de ça, ne vous arrêtez pas là, continuez à lutter pour faire tomber les dernières barrières ! Simplement, veillez à ce que personne ne redresse celles que l’Humanité croit avoir déjà abattue. Aphorisme bohême »