El Sexto par José Maria Arguedas
Par Alice le jeudi, novembre 3 2011, 11:14 - Lien permanent
Genre : roman autobiographique
Traduit de l'espagnol par Eve-Marie Fell
Titre original : El Sexto
Editions Métailié
Date de publication : 2011
Ce livre a fait l'objet d'un partenariat News Book ! http://newsbook.fr/
Intrigue : Dans un Pérou sous régime dictatorial, un jeune étudiant contestataire, Gabriel, se retrouve emprisonné à El Sexto, une institution tristement célèbre de Lima. Installé au deuxième étage, l'étage des prisonniers politiques, il devient le témoin attentif des injustices et des cruautés quotidiennes de cet enfer carcéral. Idéaliste et un peu poète, il rêve d'apaiser les souffrances des uns et d'effacer les différends des autres, mais il reste lui-même un marginal au sein de son étage. Tiraillé entre communistes et apristes, les révolutionnaires péruviens, Gabriel est à la fois attiré par les idéaux des deux bords et révolté par leur caractère doctrinaire, si contraire aux idéaux révolutionnaires. Il cherche sa place dans ce microcosme qui amplifie les injustices et incite au mépris et à la haine des autres.
Mon avis : La prison El Sexto est, on le sent bien, une métaphore de la société péruvienne des années de la dictature. Ses trois étages correspondent aux trois grandes catégories sociales face à un pouvoir politique sans merci. Tout en bas sont les laissés pour compte, les vagabonds, petits voleurs et autres victimes de la misère. Elles sont les principales victimes d'El Sexto. Se battant comme des chiens errants pour quelques épluchures de légumes, s'exhibant contre une petite pièce, les miséreux du dehors deviennent rapidement des morts en sursis à El Sexto, d'autant qu'ils subissent en plein la dictature d'Estafilade, un criminel qui fait sa loi dans la prison. Estafilade est la personnification carcérale du dictateur lui-même. Il exploite les faibles de la pire manière qui soit, avec la complicité des gardiens de la prison. Au premier étage, les criminels de droits communs filent doux sous l'Empire d'Estafilade, à l'exception de deux personnages qui, bien que lui faisant de la concurrence, ne sont pas très éloignés de lui. Le deuxième étage est le plus préservé de cet enfer, il abrite les prisonniers politiques. Et c'est là tout le paradoxe de ce microcosme totalitaire d'El Sexto : ceux qui critiquent le système et ses maîtres sont ceux qui mangent le mieux. Du coup, ils ont tout leur confort pour se battre entre eux, divisés qu'ils sont entre communistes et apristes. Leurs querelles intestines paraissent bien dérisoires face au malheur sordide du rez-de-chaussée. Jusqu'à ce que le jeune étudiant apolitique, le narrateur, dénonce la cruauté d'Estafilade et cherche à établir un semblant de justice à El Sexto. A travers ce portrait sans concession d'une prison des années noires du Pérou, Arguedas nous transmet son désespoir et ses interrogations : qui sortira le pays du marasme politique si les opposants organisés et à même de faire porter leur voix préfèrent passer leur temps à se chamailler ? Qui rendra leur humanité aux victimes de la misère et des trafics encouragés par l'Etat ? Un livre poignant à travers lequel la beauté du peuple indien transperce, un peuple généreux et humble perdu dans un système inique. Les Indiens sont les seules personnes qui transcendent les trois catégories sociales définies par Arguedas, les trois étages d'El Sexto. Indiens du rez-de-chaussée, du premier ou du deuxième étage sont frères, ils s'entraident, se comprennent, malgré les contraintes imposées par les autres voire les humiliations subies. Encore une fois, c'est le peuple indigène qui donne une leçon d'humanité et de sagesse aux citadins.
Morceaux choisis : "En ce bas monde, on ne peut pas maintenir pendant des siècles des régimes qui martyrisent des millions d'hommes au bénéfice de quelques-uns, une minorité qui est restée étrangère pendant des siècles au pays où elle est née. Quel est l'idéal, frère Camac, qui guide nos exploiteurs et nos tyrans, eux qui traitent les métis et les Indiens de la côte et de la sierra comme des bêtes, et qui voient et entendent, parfois, de loin et avec dégoût, ces musiques et ces danses où s'exprime notre patrie telle qu'elle est, dans sa grandeur et sa tendresse ? S'ils n'ont pas été capables de comprendre le langage du Pérou, ce vieux pays à nul autre pareil, assurément ils ne méritent pas de le gouverner. Et je crois qu'ils ont senti ou compris cela. Aujourd'hui, ils travaillent à corrompre l'Indien, à lui infuser le poison du lucre, à le dépouiller de sa langue, de ses chants et de ses danses, de ses coutumes ; ils veulent en faire un pitoyable imitateur, un peuple misérable sans langue et sans tradition. Ils chassent les Indiens des hauteurs, en les affamant, et ils les entassent autour des villes, dans la poussière, la puanteur des excréments et la chaleur. Mais ils se tirent eux-mêmes une balle dans le pied. Un homme qui a derrière lui tant de siècles d'histoire, on ne peut ni le détruire ni lui faire perdre son âme aussi facilement ; même avec l'aide d'un million de délinquants et d'assassins. Frère Camac, nous ne voulons pas, nous n'accepterons pas que le poison du profit soit le principe et le but de leurs vies."
"J'ai couru vers l'escalier. Aucun politique n'était encore sorti. Je suis descendu au rez-de-chaussée. J'ai trouvé le garçon assis sur les premières marches. Il continuait à pleurer ; il était seul et je lui ai parlé en quechua.
- Moi aussi, je viens du même coin. Viens, petit frère. Je vais te donner un lit chaud, du lait, du café, tout ça.
Il m'a regardé déconcerté, mais il n'a pas opposé de résistance quand je l'ai tiré par les bras.
- Je ne peux pas bien marcher, dit-il en quechua. Je ne sais pas, petit père, ce qu'ils m'ont fait. J'ai mal à l'âme.
- C'est ainsi que l'homme doit souffrir, en terre étrangère. Moi aussi je suis prisonnier depuis longtemps.
J'ai séché ses larmes avec mon mouchoir.
- Nous allons passer devant les gens, tranquillement. Comment t'appelles-tu, fiston ? lui ai-je demandé.
- Libio, petit père, je suis de Pampachiri. Je ne sais pas ce qu'ils m'ont fait, je ne peux pas marcher.
- Sois courageux, lui dis-je. A Pampachiri, les hommes ne pleurent pas ; pour le carnaval, ils s'arrachent des bouts de chair aux jambes avec des fouets qui ont des pointes en plomb.
- Oui, petit père, dit-il en espagnol. Allons, je vais me tenir debout."